
À l’ère du numérique, les deepfakes représentent un défi majeur pour notre système juridique. Ces créations hyper-réalistes générées par intelligence artificielle soulèvent des questions fondamentales en matière de responsabilité civile. Entre atteinte à l’image, diffamation et manipulation de l’information, les deepfakes bouleversent nos repères traditionnels du droit. Face à cette technologie en constante évolution, les mécanismes classiques de la responsabilité civile se trouvent mis à l’épreuve. Cet examen approfondi analyse les fondements juridiques, les régimes applicables et les défis contemporains liés à l’encadrement de cette pratique numérique aux conséquences potentiellement dévastatrices.
Les fondements juridiques de la responsabilité civile face aux deepfakes
La responsabilité civile constitue le socle sur lequel repose toute action en réparation contre les créateurs de deepfakes. En droit français, cette responsabilité s’articule principalement autour des articles 1240 et suivants du Code civil. Le principe fondamental énoncé à l’article 1240 stipule que « tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Cette disposition générale offre une première base juridique pour engager la responsabilité des créateurs de contenus manipulés.
Au-delà de ce fondement général, le droit français reconnaît plusieurs droits spécifiques susceptibles d’être violés par la création et la diffusion de deepfakes. Le droit à l’image, consacré par la jurisprudence et désormais ancré dans l’article 9 du Code civil, permet à toute personne de s’opposer à l’utilisation non autorisée de son image. Les deepfakes constituent une forme particulièrement intrusive de violation de ce droit puisqu’ils utilisent les traits d’une personne pour lui faire accomplir des actes fictifs, souvent compromettants.
Le cadre légal s’étend au droit d’auteur, régi par le Code de la propriété intellectuelle. La création d’un deepfake implique généralement l’utilisation d’œuvres préexistantes sans autorisation, ce qui peut caractériser une contrefaçon. De même, les dispositions relatives à la protection des données personnelles, notamment le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données), s’appliquent pleinement lorsque des données biométriques sont exploitées pour générer ces contenus falsifiés.
Les éléments constitutifs de la responsabilité
Pour engager la responsabilité civile d’un créateur de deepfakes, trois éléments doivent être réunis :
- Une faute : la création non autorisée d’un contenu manipulé
- Un dommage : préjudice moral, atteinte à la réputation, troubles psychologiques
- Un lien de causalité entre la faute et le dommage
La qualification de la faute varie selon le contexte. Si certaines créations peuvent être tolérées dans un cadre parodique clairement identifié, d’autres constituent des infractions civiles, voire pénales, lorsqu’elles visent à nuire délibérément. La jurisprudence commence progressivement à définir les contours de cette responsabilité, s’adaptant aux spécificités techniques des deepfakes tout en s’appuyant sur les principes fondamentaux du droit de la responsabilité.
Les régimes spécifiques applicables aux créateurs de deepfakes
La responsabilité des créateurs de deepfakes ne se limite pas au régime général de la responsabilité civile. Des régimes spécifiques peuvent s’appliquer selon la nature du contenu créé et les droits violés. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse offre un cadre juridique particulier lorsque les deepfakes revêtent un caractère diffamatoire ou injurieux. Les victimes disposent alors d’un délai de trois mois pour agir, sous peine de prescription, ce qui constitue une contrainte significative compte tenu de la viralité potentielle de ces contenus sur les réseaux sociaux.
Le droit à l’oubli numérique, consacré par l’article 17 du RGPD, représente un levier juridique complémentaire. Il permet aux personnes concernées d’exiger la suppression des deepfakes les mettant en scène, même si ce droit se heurte à des difficultés pratiques liées à la dissémination rapide des contenus sur internet. La directive e-Commerce (2000/31/CE), transposée en droit français, établit quant à elle un régime de responsabilité limitée pour les hébergeurs, qui ne sont tenus de retirer les contenus illicites qu’après notification.
En matière de propriété intellectuelle, la création de deepfakes peut engager la responsabilité de leurs auteurs sur le fondement de la contrefaçon. L’article L.335-2 du Code de la propriété intellectuelle prévoit des sanctions civiles et pénales pour toute reproduction non autorisée d’une œuvre protégée. La jurisprudence Bettina Rheims a notamment rappelé que l’exploitation de l’image d’autrui à des fins commerciales sans autorisation constitue une atteinte au droit à l’image.
La responsabilité des plateformes de diffusion
Au-delà des créateurs eux-mêmes, la question de la responsabilité des plateformes en ligne qui hébergent ou diffusent des deepfakes se pose avec acuité. La loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) du 21 juin 2004 distingue le statut d’hébergeur de celui d’éditeur, avec des régimes de responsabilité différenciés. Les plateformes bénéficient généralement du statut d’hébergeur, moins contraignant, mais doivent néanmoins agir promptement pour retirer tout contenu manifestement illicite dès lors qu’elles en ont connaissance.
Le Digital Services Act européen, entré en application en 2023, renforce les obligations des plateformes en matière de modération des contenus, imposant notamment des mécanismes de signalement efficaces et des procédures de traitement rapide. Ces nouvelles dispositions pourront faciliter l’action des victimes de deepfakes en responsabilisant davantage les intermédiaires techniques.
- Responsabilité pour faute : négligence dans la modération des contenus
- Obligation de moyens renforcée pour les très grandes plateformes
- Mécanismes de notice and take down (notification et retrait)
Ces régimes spécifiques témoignent de la complexité juridique entourant les deepfakes et de la nécessité d’une approche plurielle combinant différents instruments du droit positif pour appréhender efficacement cette réalité technologique nouvelle.
L’évaluation du préjudice et les modalités de réparation
L’évaluation du préjudice causé par un deepfake constitue un défi majeur pour les juridictions. Contrairement aux atteintes traditionnelles à l’image ou à la réputation, les dommages résultant de la diffusion de contenus manipulés présentent des caractéristiques particulières. La viralité potentielle des deepfakes sur les réseaux sociaux peut amplifier considérablement l’impact négatif pour la victime, rendant l’étendue du préjudice difficile à circonscrire avec précision.
Les tribunaux français reconnaissent plusieurs types de préjudices indemnisables dans ce contexte. Le préjudice moral occupe une place prépondérante, englobant l’atteinte à l’honneur, à la dignité et à la réputation de la personne représentée dans le deepfake. La Cour de cassation a progressivement affiné sa jurisprudence pour tenir compte de la dimension numérique de ces atteintes, reconnaissant notamment que la diffusion sur internet constitue une circonstance aggravante en raison de son caractère mondial et permanent.
Le préjudice économique peut également être substantiel, particulièrement pour les personnalités publiques dont l’image constitue un actif valorisable. Un deepfake compromettant peut entraîner la perte de contrats publicitaires, une diminution des opportunités professionnelles ou une dévaluation de la valeur commerciale de l’image. Le tribunal judiciaire de Paris a ainsi accordé en 2022 des dommages-intérêts conséquents à une actrice victime d’un deepfake pornographique, reconnaissant explicitement le lien entre cette atteinte et les pertes financières subies.
Les mesures de réparation adaptées
Face à la spécificité des préjudices causés par les deepfakes, les juridictions ont développé des modalités de réparation adaptées. Au-delà de l’indemnisation pécuniaire classique, plusieurs mesures complémentaires peuvent être ordonnées :
- La publication judiciaire de la décision sur les plateformes où le deepfake a été diffusé
- L’injonction de retrait global du contenu litigieux, y compris auprès des moteurs de recherche
- L’obligation de mise en place d’un droit de réponse numérique
L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 17 mars 2021 a marqué une avancée significative en reconnaissant la possibilité d’ordonner des mesures de déréférencement étendues auprès des principaux moteurs de recherche. Cette décision s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence Google Spain de la CJUE et témoigne de la volonté des juridictions d’adapter les mécanismes traditionnels de réparation aux spécificités du préjudice numérique.
La question de la réparation en nature soulève des défis techniques particuliers. Contrairement à un contenu simplement diffamatoire qui peut être retiré, un deepfake laisse souvent des traces durables dans la mémoire collective numérique. Les tribunaux commencent à explorer des solutions innovantes, comme l’obligation pour le créateur de publier des contenus correctifs utilisant les mêmes technologies d’intelligence artificielle que celles ayant servi à la création du deepfake préjudiciable, afin de rétablir la vérité avec la même force de persuasion.
Les défis probatoires et procéduraux dans les litiges relatifs aux deepfakes
Les victimes de deepfakes font face à des obstacles procéduraux et probatoires considérables lorsqu’elles cherchent à obtenir réparation. Le premier défi réside dans l’identification du créateur du contenu litigieux. L’anonymat sur internet et l’utilisation de techniques permettant de masquer l’origine des publications compliquent la tâche des victimes. La procédure de référé prévue à l’article 145 du Code de procédure civile offre une solution partielle, permettant d’obtenir du juge des mesures d’instruction légalement admissibles avant tout procès, notamment pour identifier l’auteur d’un deepfake.
La démonstration du caractère falsifié du contenu constitue un autre enjeu majeur. Paradoxalement, plus la technologie des deepfakes s’améliore, plus il devient difficile de les distinguer des contenus authentiques sans recourir à une expertise technique poussée. Les tribunaux sont ainsi confrontés à la nécessité de s’appuyer sur des expertises judiciaires spécialisées, impliquant des compétences en analyse forensique numérique qui ne sont pas toujours disponibles dans l’arsenal traditionnel des experts judiciaires.
Le Tribunal judiciaire de Paris, dans une ordonnance du 11 février 2023, a reconnu la recevabilité de rapports d’analyse algorithmique comme éléments de preuve dans une affaire de deepfake, marquant une évolution significative dans l’approche probatoire de ces litiges. Cette décision ouvre la voie à l’utilisation de technologies de détection automatisée des deepfakes comme outils probatoires, tout en soulignant la nécessité d’un débat contradictoire sur la fiabilité de ces méthodes.
Le choix de la juridiction compétente
La dimension internationale d’internet soulève la question épineuse de la compétence territoriale des juridictions. Lorsqu’un deepfake est créé dans un pays, hébergé dans un second et cause un préjudice dans un troisième, quel tribunal saisir ? Le règlement Bruxelles I bis applicable au sein de l’Union européenne permet à la victime d’agir soit devant les juridictions du domicile du défendeur, soit devant celles du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire.
La Cour de Justice de l’Union Européenne a précisé, dans l’arrêt eDate Advertising, que ce lieu peut s’entendre tant du lieu de l’événement causal que du lieu où le dommage est survenu. Pour les contenus diffusés sur internet, la victime peut choisir d’agir soit devant la juridiction du lieu d’établissement de l’émetteur, soit devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel le contenu est accessible, mais uniquement pour le dommage causé sur ce territoire.
- Compétence des juridictions du lieu d’établissement du créateur du deepfake
- Compétence des juridictions du lieu de résidence de la victime
- Possibilité de recourir à la procédure européenne de règlement des petits litiges pour les préjudices limités
Ces difficultés procédurales et probatoires expliquent en partie le nombre relativement limité de décisions judiciaires concernant spécifiquement les deepfakes en France, malgré leur prolifération. Elles soulignent la nécessité d’adapter les règles processuelles traditionnelles aux spécificités de ces nouveaux contentieux numériques.
Vers une évolution du cadre juridique face à l’émergence des deepfakes
Le cadre juridique actuel, bien qu’offrant certains leviers d’action, révèle ses limites face à l’ampleur et à la spécificité du phénomène des deepfakes. Cette réalité a conduit législateurs et juristes à envisager des évolutions normatives adaptées aux enjeux contemporains. Au niveau européen, le règlement sur l’intelligence artificielle (AI Act) adopté en 2023 constitue une avancée majeure en classant la création de deepfakes dans la catégorie des applications à haut risque, imposant des obligations de transparence renforcées.
En droit français, plusieurs propositions législatives visent à adapter le cadre juridique existant. Une proposition de loi déposée en 2022 suggère notamment d’introduire un délit spécifique de création et de diffusion de deepfakes malveillants, assorti de sanctions pénales dissuasives. Cette approche s’inspire partiellement de la législation californienne (AB 730 et AB 602) qui a été pionnière en criminalisant spécifiquement les deepfakes à caractère politique ou pornographique.
D’autres pistes d’évolution concernent l’adaptation des règles probatoires pour faciliter l’action des victimes. L’instauration d’un mécanisme de présomption simple de préjudice en cas de deepfake non consensuel permettrait d’alléger la charge de la preuve pesant sur les personnes représentées. De même, l’élargissement des pouvoirs d’injonction des juges des référés pour ordonner des mesures de retrait préventif pourrait contribuer à limiter la propagation des contenus préjudiciables avant même que leur caractère manipulé ne soit définitivement établi.
L’autorégulation et les solutions techniques
Parallèlement aux évolutions législatives, l’autorégulation du secteur technologique offre des perspectives prometteuses. Plusieurs initiatives notables ont émergé :
- La Coalition for Content Provenance and Authenticity (C2PA) développe des standards techniques permettant de certifier l’origine des contenus
- Le DeepTrust Alliance réunit entreprises et chercheurs pour élaborer des solutions de détection des deepfakes
- La technologie de watermarking (filigrane numérique) imposée par certaines plateformes d’IA générative
Ces approches techniques, combinées à un cadre juridique adapté, pourraient constituer une réponse efficace au défi des deepfakes. La responsabilité civile traditionnelle, enrichie de dispositions spécifiques et soutenue par des innovations technologiques, semble ainsi appelée à se transformer pour mieux appréhender cette réalité numérique en constante évolution.
La création d’une autorité administrative indépendante dédiée à la certification des contenus numériques, sur le modèle de l’ARCOM (ex-CSA), fait partie des propositions actuellement débattues. Une telle instance pourrait jouer un rôle clé dans l’établissement de standards de transparence et faciliter la résolution extrajudiciaire des litiges liés aux deepfakes, désengorgeant ainsi les tribunaux tout en offrant aux victimes une voie de recours plus rapide et plus accessible.
Les perspectives d’avenir pour un équilibre entre innovation et protection
L’avenir de la responsabilité civile des créateurs de deepfakes se dessine à l’intersection de plusieurs tendances juridiques et technologiques. La première évolution prévisible concerne l’émergence d’un droit à l’authenticité numérique, concept novateur qui pourrait consacrer l’intérêt légitime de chaque individu à ne pas voir son identité numérique falsifiée. Ce droit, distinct mais complémentaire du droit à l’image traditionnel, permettrait de mieux appréhender les spécificités des atteintes liées aux technologies de manipulation avancées.
La jurisprudence européenne montre des signes d’évolution vers une reconnaissance plus large des préjudices numériques. L’arrêt Glawischnig-Piesczek c. Facebook de la CJUE a notamment ouvert la voie à des obligations de retrait élargies pour les plateformes, incluant les contenus identiques ou équivalents à ceux déclarés illicites. Cette approche pourrait s’avérer particulièrement pertinente face aux deepfakes, qui circulent souvent sous différentes versions légèrement modifiées.
L’harmonisation internationale des règles de responsabilité apparaît comme une nécessité face à un phénomène qui ignore les frontières. Le Conseil de l’Europe travaille actuellement à l’élaboration d’une convention sur l’intelligence artificielle qui pourrait inclure des dispositions spécifiques concernant les deepfakes. De même, les discussions au sein de l’OCDE visent à établir des principes communs pour encadrer ces technologies sans entraver l’innovation légitime.
Vers une responsabilité adaptée aux usages légitimes
Une approche nuancée de la responsabilité civile doit tenir compte des utilisations légitimes des technologies de manipulation d’image et de son. Dans le domaine artistique, cinématographique ou pédagogique, les techniques de synthèse numérique offrent des possibilités créatives considérables qui ne sauraient être entravées par un cadre juridique excessivement restrictif.
La notion d’intention de nuire pourrait ainsi devenir centrale dans l’appréciation de la responsabilité. Le tribunal de grande instance de Paris a déjà amorcé cette distinction en reconnaissant, dans une décision de 2021, qu’un deepfake clairement identifié comme tel et s’inscrivant dans une démarche satirique bénéficiait de la protection accordée à la liberté d’expression artistique. Cette jurisprudence naissante suggère l’émergence d’un régime différencié selon la finalité et le contexte de diffusion du contenu manipulé.
- Responsabilité renforcée pour les deepfakes à visée trompeuse ou préjudiciable
- Régime d’exception pour les créations artistiques, parodiques ou pédagogiques
- Obligation de signalement explicite du caractère synthétique du contenu
L’avenir de la responsabilité civile dans ce domaine reposera probablement sur un équilibre subtil entre protection des droits individuels et préservation des espaces d’innovation et de création. Les assurances commencent d’ailleurs à développer des offres spécifiques couvrant les risques liés aux deepfakes, témoignant de la prise de conscience croissante des enjeux économiques et juridiques associés à cette technologie.
La formation des magistrats et des avocats aux spécificités techniques des deepfakes constituera un enjeu majeur pour garantir une application éclairée des principes de responsabilité civile à ces nouveaux contentieux. Des programmes de formation continue sont progressivement mis en place au sein de l’École Nationale de la Magistrature et des barreaux, préparant ainsi le monde judiciaire à relever le défi de l’authentification numérique.