
Face à l’amplification des catastrophes climatiques et à l’insuffisance des engagements nationaux, la justice internationale se transforme progressivement en arène majeure pour la protection du climat. Des tribunaux aux instances onusiennes, un nouveau paradigme juridique émerge pour contraindre États et entreprises à respecter leurs obligations climatiques. Cette mobilisation judiciaire mondiale témoigne d’une évolution profonde du droit international, désormais confronté à la nécessité d’intégrer les impératifs climatiques dans ses fondements. Entre innovations procédurales et reconnaissance de nouveaux droits, la justice climatique internationale redéfinit les contours de la responsabilité environnementale à l’échelle planétaire.
L’Émergence d’un Contentieux Climatique International
Le contentieux climatique s’impose comme un phénomène juridique majeur du XXIe siècle. Depuis l’affaire Urgenda aux Pays-Bas en 2015, première décision contraignant un État à renforcer ses objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre, les recours se multiplient devant les juridictions nationales et internationales. Le rapport du Programme des Nations Unies pour l’Environnement dénombrait plus de 2000 affaires climatiques dans le monde en 2023, contre moins de 300 en 2010.
Ces litiges se caractérisent par leur diversité et leur créativité. Des ONG attaquent des États pour inaction climatique, des communautés autochtones poursuivent des entreprises pétrolières, des jeunes saisissent la Cour européenne des droits de l’homme. Cette judiciarisation témoigne d’une frustration face à l’insuffisance des engagements politiques et des mécanismes conventionnels comme l’Accord de Paris.
L’innovation juridique se manifeste notamment dans la mobilisation de fondements inédits. Les requérants invoquent le droit à un environnement sain, reconnu par plusieurs instances internationales, ou la doctrine de la confiance publique (Public Trust Doctrine) qui considère que les États ont une obligation fiduciaire de protéger les ressources naturelles pour les générations futures. Dans l’affaire Juliana v. United States, des jeunes américains ont tenté de faire reconnaître une violation de cette doctrine par le gouvernement fédéral.
Le contentieux climatique international se heurte toutefois à des obstacles procéduraux considérables. La question de la recevabilité reste centrale, avec des débats sur l’intérêt à agir des requérants ou la justiciabilité des questions climatiques, souvent considérées comme relevant du domaine politique. La Cour internationale de Justice (CIJ), saisie en 2023 d’une demande d’avis consultatif sur les obligations des États en matière de changement climatique, pourrait apporter des clarifications décisives sur ces questions.
Les juridictions pionnières
Certaines juridictions se distinguent par leur audace en matière climatique. Le Tribunal administratif de Paris a reconnu dans l’Affaire du Siècle (2021) la carence fautive de l’État français dans la lutte contre le changement climatique. La Cour constitutionnelle allemande a jugé en 2021 que la loi climat du pays violait les droits fondamentaux des jeunes générations en reportant l’effort de réduction des émissions après 2030. Ces décisions créent une jurisprudence qui inspire d’autres juridictions à travers le monde.
- Affaire Urgenda (Pays-Bas, 2015): première condamnation d’un État pour inaction climatique
- Affaire Leghari (Pakistan, 2015): reconnaissance d’une obligation gouvernementale d’adaptation au changement climatique
- Affaire Neubauer (Allemagne, 2021): protection constitutionnelle des droits des générations futures
Les Droits Humains comme Fondement de la Justice Climatique
L’approche fondée sur les droits humains constitue l’un des leviers les plus prometteurs de la justice climatique internationale. Cette stratégie consiste à établir un lien direct entre le changement climatique et la violation de droits fondamentaux reconnus par divers instruments internationaux. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme a explicitement affirmé que le changement climatique menace l’exercice effectif de nombreux droits, dont le droit à la vie, à la santé, à l’alimentation, à l’eau et au logement.
L’affaire Teitiota c. Nouvelle-Zélande (2020) illustre cette approche. Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies y a reconnu que les effets du changement climatique peuvent violer le droit à la vie et déclencher des obligations de non-refoulement pour les personnes fuyant des territoires devenus inhabitables. Bien que rejetant la demande particulière du requérant originaire de Kiribati, cette décision établit un précédent crucial pour la protection des réfugiés climatiques.
Dans la même veine, l’affaire Torres Strait Islanders c. Australie a vu le Comité reconnaître en 2022 que l’inaction climatique de l’Australie violait les droits culturels des insulaires du détroit de Torres, menacés par la montée des eaux. Cette décision confirme l’applicabilité des droits culturels et du principe de non-discrimination dans le contexte climatique.
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) s’est également saisie de la question climatique avec l’affaire Duarte Agostinho et autres c. Portugal et 32 autres États, introduite par six jeunes portugais. Les requérants y invoquent la violation des articles 2 (droit à la vie) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme. La Grande Chambre de la Cour a tenu une audience historique en cette affaire en 2023, signalant l’importance qu’elle accorde à ces questions.
L’émergence de nouveaux droits environnementaux
Au-delà de l’application des droits existants, on assiste à l’émergence de nouveaux droits spécifiquement environnementaux. La reconnaissance du droit à un environnement sain par l’Assemblée générale des Nations Unies en juillet 2022 constitue une avancée majeure. Ce droit fournit un fondement supplémentaire aux actions en justice climatique et renforce l’obligation des États de prendre des mesures préventives.
Des discussions sont en cours concernant la reconnaissance d’un crime d’écocide en droit pénal international, qui permettrait de poursuivre les responsables des atteintes les plus graves à l’environnement. La Commission du droit international travaille à l’élaboration d’une définition qui pourrait être intégrée au Statut de Rome de la Cour pénale internationale.
- Reconnaissance du droit à un environnement sain (Nations Unies, 2022)
- Proposition d’amendement du Statut de Rome pour inclure l’écocide
- Développement du concept de droits de la nature dans certaines juridictions
La Responsabilité des États et des Entreprises Face au Défi Climatique
La question de la responsabilité constitue la pierre angulaire de la justice climatique internationale. Pour les États, cette responsabilité découle principalement des engagements pris dans le cadre de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et de l’Accord de Paris. Toutefois, la nature souvent non contraignante de ces accords et l’absence de mécanismes de sanction efficaces limitent leur portée juridique directe.
Le concept de responsabilités communes mais différenciées structure les obligations des États en matière climatique. Il reconnaît que tous les pays doivent agir contre le changement climatique, mais que les pays développés, historiquement plus émetteurs, ont une responsabilité accrue. Cette différenciation se traduit par des obligations de financement et de transfert de technologies vers les pays en développement.
La Commission du droit international a élaboré un projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, qui pourrait s’appliquer aux manquements aux obligations climatiques. Ces principes permettent d’envisager des recours en réparation pour les pertes et dommages liés au climat, question au cœur des négociations climatiques récentes.
Parallèlement, la responsabilité des entreprises émerge comme un champ d’action majeur. Les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme établissent une obligation de diligence raisonnable, y compris en matière climatique. Des législations nationales, comme la loi française sur le devoir de vigilance (2017) ou la directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (2022), traduisent ces principes en obligations juridiquement contraignantes.
Les procédures innovantes contre les entreprises polluantes
Des stratégies juridiques novatrices ciblent spécifiquement les entreprises fossiles. L’affaire Milieudefensie c. Shell aux Pays-Bas a abouti en 2021 à une décision historique ordonnant à Royal Dutch Shell de réduire ses émissions de CO2 de 45% d’ici 2030 par rapport à 2019. Cette décision, fondée sur un devoir de diligence dérivé du code civil néerlandais et des droits humains, marque un tournant dans la responsabilisation des acteurs privés.
Aux États-Unis, plusieurs municipalités et États ont intenté des poursuites contre les majors pétrolières pour leur contribution au changement climatique et leur dissimulation des risques climatiques, sur le modèle des litiges contre l’industrie du tabac. Ces affaires, comme City of Oakland v. BP, reposent sur des théories juridiques comme la nuisance publique et la responsabilité du fait des produits.
- Jugement contre Shell (Pays-Bas, 2021): réduction obligatoire des émissions de 45% d’ici 2030
- Poursuites des municipalités américaines contre les compagnies pétrolières
- Plaintes pour greenwashing et publicité mensongère contre des entreprises
Les Mécanismes Institutionnels de la Justice Climatique
Au-delà des tribunaux classiques, un écosystème institutionnel complexe émerge pour traiter les questions de justice climatique. Le Mécanisme international de Varsovie relatif aux pertes et dommages, établi en 2013 sous l’égide de la CCNUCC, constitue une première tentative d’aborder la question des préjudices irréversibles causés par le changement climatique. La COP27 à Sharm el-Sheikh a franchi une étape supplémentaire en 2022 avec l’accord sur la création d’un fonds pour les pertes et dommages, destiné à indemniser les pays vulnérables.
Les tribunaux arbitraux internationaux jouent un rôle croissant dans ce domaine. Le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) traite de plus en plus d’affaires liées aux politiques climatiques des États. Ces arbitrages soulèvent des questions complexes sur l’équilibre entre protection des investissements et droit des États à réguler pour protéger l’environnement.
Des mécanismes hybrides innovants voient le jour. La Commission pour la vérité climatique aux Philippines, lancée suite à une pétition d’organisations de la société civile, a enquêté sur la responsabilité des grandes entreprises fossiles dans les violations des droits humains liées au changement climatique. Ce type d’instance, à mi-chemin entre commission d’enquête et tribunal, pourrait se multiplier à l’avenir.
Les organes conventionnels des Nations Unies s’impliquent de plus en plus dans les questions climatiques. Outre le Comité des droits de l’homme déjà mentionné, le Comité des droits de l’enfant a reçu en 2019 une communication de seize jeunes, dont Greta Thunberg, alléguant que l’inaction climatique de cinq pays violait la Convention relative aux droits de l’enfant. Bien que déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, cette initiative témoigne de l’élargissement des forums saisis de questions climatiques.
Les juridictions régionales et leur rôle
Les cours régionales des droits de l’homme s’affirment comme des acteurs majeurs de la justice climatique. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a développé une jurisprudence pionnière sur les droits environnementaux, notamment dans son avis consultatif OC-23/17 qui reconnaît le droit à un environnement sain comme condition préalable à l’exercice d’autres droits humains.
La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a adopté une résolution en 2009 établissant un lien explicite entre changement climatique et droits humains. La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples pourrait être amenée à se prononcer sur des affaires climatiques impliquant les communautés autochtones particulièrement vulnérables aux impacts climatiques.
- Avis consultatif OC-23/17 de la Cour interaméricaine sur l’environnement et les droits humains
- Résolution 153 de la Commission africaine sur le changement climatique
- Développement de la jurisprudence de la CEDH sur les questions environnementales
Vers un Nouveau Paradigme Juridique Global
La justice climatique internationale catalyse une transformation profonde du droit international. Cette évolution se caractérise d’abord par un dépassement des frontières traditionnelles entre les branches du droit. Le droit de l’environnement, le droit des droits humains, le droit commercial et le droit des investissements s’entrecroisent désormais dans les affaires climatiques, exigeant une approche intégrée.
La temporalité juridique se trouve bouleversée par l’urgence climatique. Le droit, traditionnellement réactif, doit devenir préventif et prospectif. Le principe de précaution, consacré par la Déclaration de Rio de 1992, acquiert une importance renouvelée. Les juges sont appelés à se prononcer sur des risques futurs mais prévisibles, comme l’illustre la décision de la Cour constitutionnelle allemande qui a invalidé partiellement la loi climat au nom des droits des générations futures.
La science climatique joue un rôle déterminant dans cette évolution. Les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sont régulièrement cités dans les décisions de justice comme base factuelle incontestable. Dans l’affaire Urgenda, la Cour suprême néerlandaise s’est explicitement appuyée sur le consensus scientifique établi par le GIEC pour déterminer le niveau d’action requis de l’État.
La notion de justice intergénérationnelle s’impose comme principe structurant du droit climatique. Elle implique que les décisions actuelles doivent préserver les droits et les intérêts des générations futures. Cette approche trouve un écho dans des innovations institutionnelles comme la création de défenseurs des générations futures dans plusieurs pays, ou la proposition d’un Ombudsman mondial pour les générations futures au niveau international.
Le dialogue des juges et la circulation des normes
Un phénomène remarquable de dialogue des juges émerge dans le domaine climatique. Les juridictions nationales et internationales se citent mutuellement, contribuant à l’élaboration d’une jurisprudence climatique globale. Cette circulation horizontale des normes et des raisonnements juridiques accélère l’évolution du droit et renforce sa cohérence face au défi climatique.
L’implication croissante des peuples autochtones dans les litiges climatiques enrichit le droit international de conceptions alternatives de la relation entre humains et nature. Des notions comme les droits de la nature, reconnues dans les constitutions de l’Équateur et de la Bolivie, ou le concept maori de kaitiakitanga (gardiennage) en Nouvelle-Zélande, inspirent de nouvelles approches juridiques de la protection environnementale.
- Reconnaissance des fleuves comme entités juridiques en Nouvelle-Zélande, Inde et Colombie
- Intégration des savoirs traditionnels dans l’évaluation des impacts climatiques
- Développement d’une jurisprudence globale par le dialogue des juges
La justice climatique international ne se limite pas à l’application des normes existantes; elle participe à l’émergence d’un droit mondial du climat. Ce corpus juridique en formation se caractérise par sa nature transfrontalière, son approche systémique et sa capacité à intégrer les dimensions scientifiques, éthiques et sociales du défi climatique. Face à une crise qui transcende les frontières et les générations, le droit lui-même se transforme pour devenir un outil de gouvernance planétaire à la hauteur des enjeux.